Petit déjeuner au crépuscule reprend le titre d’une nouvelle de Philip K. Dick écrite en 1954. La quatrième de couverture présente ainsi le texte : « Imaginez que, au moment où vous ouvrez la porte pour emmener vos enfants à l’école des soldats armés jusqu’aux dents fassent irruption dans votre cuisine. Dehors, à la place de votre petite ville riante, il n’y a qu’immeubles en ruine et gravats. » (1)
La proximité entre cette nouvelle d’anticipation et les événements plus ou moins récents est troublante. Ce début de siècle bruit de milles attaques, de mille agressions aux portes et sur le seuil de nos maisons. Malgré une période de paix durable, encore jamais connue auparavant en Europe, les fondations de nos démocraties vacillent. La peur que l’histoire ne se répète, et que notre époque ne ressemble à s’y méprendre aux années Trente, hante les esprits. Le spectre des guerres précédentes, meurtrières, technologiques et mondiales, habite les mémoires, et, même si nous ne les avons pas forcément vécues, nous a construit. Notre cœur balance entre les tentations alarmistes, l’intrusion de la violence dans les interstices de notre quotidien et la quête d’un bonheur à l’occidental, un peu gras mais tout de même doux et aimable ! Cette ambiance schizophrénique se retrouve dans les œuvres des artistes de Petit Déjeuner au crépuscule. La guerre - cette folie qui se cache derrière un drapeau et s’entortille dans ses frontières - est évoquée, ses dégâts sur les hommes et les lieux aussi. La crainte qu’elle advienne justifierait qu’on s’y prépare, qu’on y « joue » de plus en plus et qu’on renforce les contrôles à l’extérieur et à l’intérieur de nos territoires. Et de l’autre côté, la vie domestique et quotidienne de nos régions septentrionales, avec leur mode d’emploi assez normé où chacun aspire au bien-être, au confort d’un « home sweet home » intimiste.
« Une maison est une cage, un monument, le mausolée de tout voyageur, un observatoire, le ventre d’une mère. La mienne a maintenant beaucoup de fenêtres, qui donne sur le port. C’est un objet inquiet, qui tremble la nuit. On ne s’y sent pas en sécurité. Les meubles y viennent et s’en vont. Ce n’est pas ma maison mais celle de ma télévision, cet objet par lequel le monde pénètre et s’assoit sur mes chaises. » (2) L’intranquillité de nos maisons est palpable, car les nouvelles qui défilent sur nos écrans le matin ne sont plus très bonnes, il n’est plus si simple de petit déjeuner en paix, mais il ne tient qu’à nous de nous réveiller semblent nous dire tous ces artistes...
Loin d’une approche frontale, chacune des œuvres choisies cache des enjeux artistiques, philosophiques ou politiques qui ne sont jamais démonstratifs ni revendiqués mais plutôt allusifs ou indiciels, se permettant même parfois un vocabulaire plastique décalé ou ironique et rompant avec le sérieux du propos général. L’exposition Petit déjeuner au crépuscule propose ainsi de poursuivre, sous un angle différent, le propos développé au Bel Ordinaire à Billère dans l’exposition No Shooting in this Area. Des photographies issues de la série États imaginés de Éric Baudelaire ainsi que des œuvres de Lynne Cohen font le lien entre les deux espaces.
(1) Philip K. Dick, Petit déjeuner au crépuscule et autres nouvelles, éditions Folio.
(2) Etel Adnan, Au Cœur du cœur d’un autre pays, p.33, éditions Tamyras.
En regard de l’exposition No shooting in this Area présentée au Bel Ordinaire à Billère au printemps 2016 et dans le cadre du Centenaire des commémorations de la grande guerre.
Exposition en partenariat avec les galeries Air de Paris (Paris), Balice Hertling (Paris), Carlos/Ishikawa (Londres), Dépendance (Bruxelles), Gaudel de Stampa (Paris), GB Agency (Paris), In Situ-Fabienne Leclerc (Paris), Juana de Aizpuru (Madrid), Marc Foxx (Los Angeles), Truth and Consequences (Genève).