« Qu’est-ce au juste que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », écrit Walter Benjamin. C’est entendu : l’aura — ce vaporeux épiphanique, dont l’existence serait paradoxalement autant visuelle que métaphysique — est bien ce qui échappe à toute saisie, mais c’est aussi ce qui colle à la rétine de l’être qui serait néanmoins témoin de son étrange force d’apparition. L’aura ça se regarde, ça s’impose à la vision ; ça peut même troubler, donner le vertige, mettre en crise. L’aura, il faut parfois y croire comme on croit aux feux follets. L’aura peut aussi convoquer les mondes anciens : les souvenirs soudain nous reviennent en mémoire, les cristallisations de temps magiquement s’actualisent. Là, vite, regarde, ça va disparaître ! Pas d’inquiétude, si nous sommes bien attentifs à sa fragilité, il en restera une menue trace sur la pellicule, la plaque, le disque dur… ou dans le coin d’un cerveau.
Les artistes de cette exposition, chacun à leur manière, entretiennent un rapport d’élection avec l’aura, face à cette étrange émanation d’énergie, cette insolite machine à façonner de l’impalpable. Ainsi Florencia Grisanti et Tito Gonzalez Garcia ont entrepris un travail à la fois ethnographique et artistique en photographiant, à la chambre et sur des plaques au collodion humide, des membres du peuple Mapuche, notamment des chamans vivant aujourd’hui au sud du Chili, dans la région de l’Araucanía. Cela n’est pas sans rappeler l’apparition des visages sur les premiers daguerréotypes et les croyances ancestrales motivées par la peur que le photographe, outillé de sa machine diabolique, ne vous vole votre âme. Non loin de là, Pia Rondé et Fabien Saleil manipulent le photogramme, le papier photosensiblisé comme surface sensible d’enregistrement génératrice de traces, de constellations, de transparences, d’obscurcissements tout autant que de révélations lumineuses. Au sol, en un champ de ruines, Thomas Hauser, fait cohabiter fragments de cuivre, de marbre, de miroir, morceaux éparses d’une mémoire individuelle ou collective en reconstruction permanente. La photographie, chez ce dernier, peut se retrouver tramée, striée, abîmée par la mécanique de l’imprimante laser aux saccades d’encre noire, renvoyant la figure platement reconnaissable aux oubliettes. En écho, la trame est prise au pied de la lettre lorsqu’Éléonore False crée l’image par tissage, au sens le plus mécanique du terme, puisqu’elle a récemment travaillé avec des tisserands mexicains à partir de la photographie d’une silhouette de sirène, dont elle fait ressortir le halo dans et par le tissé de son tapis suspendu dans les airs de la salle d’exposition. Enfin, s’il s’agit bien ici de photographier, de fabriquer, de faire apparaître, de saisir par la délicate chimie, d’imprimer, d’agencer, de refléter, de perdre, c’est bien avant tout pour faire revivre les résidus mystérieux qui se cachent dans les coulisses de nos consciences ou de nos palais : le duo Pétrel I Roumagnac crée ainsi un dispositif théâtral en mouvement permanent, activé de manière intempestive pendant la durée de l’exposition — son hic et nunc fondateur — et constitué de plaques de Plexiglas qui ne cessent de se déplacer, nous amenant à prendre conscience des présences et co-présences qui nous habitent, mais aussi hantent les lieux et les œuvres.
Face à l’aura : traquer l’oubli, tramer l’espace, ouvrir le temps. Capturer les ombres avec des filets à papillons.
Léa Bismuth